Le nouveau maître-architecte bruxellois devant le secteur immobilier
Lors de son dernier séminaire (1), devant une assemblée de plus de 350 personnes constituée principalement de professionnels de l’immobilier, d’architectes et de fonctionnaires ou représentants des cabinets ministériels liés à l’urbanisme, Laurence de Hemptinne avait choisi d’interviewer Oliver Bastin le nouveau maître-architecte bruxellois fraîchement désigné par le Gouvernement bruxellois.
(1) Séminaire « Ces grands projets urbains qui vont changer Bruxelles », 10 février 2010, organisé par Laurence de Hemptinne pour Editions & Séminaires SA. www. editionsetseminaires.be
Voici le compte-rendu de cette rencontre placée sous le signe de la franchise. En effet, Olivier Bastin qui se dit « indépendant de l’agenda des politiques » n’est pas non plus un adepte de la langue de bois.
Laurence de Hemptinne : Monsieur Bastin, vous êtes diplômé de l'Institut supérieur d'architecture de Tournai en 1983. Vous avez également suivi une formation en scénographie à l'institut Saint-Anne en 1987 et 1988, c'est important pour la suite de votre carrière puisque vous êtes aujourd’hui architecte-scénographe, ce qui vous permet de réaliser des salles de spectacles. En 1989, vous avez fondé le bureau d'architecture L'Escaut dans le quartier maritime de Molenbeek, bureau qui a participé à la conception du nouveau Théâtre National de Belgique et du Musée de la Photographie à Charleroi. Vous devenez également professeur à l'Institut Victor Horta, puis à la Cambre. Enfin, vous avez été choisi, l'année dernière, parmi huit candidats, pour devenir le premier maître architecte bruxellois, et cela pour une durée de cinq ans. Dans le communiqué du gouvernement annonçant votre nomination, on dit notamment que vous devrez incarner une ambition architecturale pour la Région bruxelloise et que vous devenez, en quelque sorte, le consultant permanent de la Région en cette matière.
Alors, monsieur Bastin, en quoi consistera exactement votre rôle et pour quel type de projets devrez-vous obligatoirement être consulté ?
Olivier Bastin : Cela est défini par le cahier des charges. Il s'agit prioritairement des projets dont le maître d'ouvrage est la Région bruxelloise ou Beliris. Lorqu'on parle de projets d'initiative régionale, cela inclut l'ensemble des sociétés régionales, comme la SDRB, la SLRB, les SISP, la SAF... Il faut bien faire la part des choses. La Région a été très savante d'avancer prudemment sur cette fonction en disant bien que ce sont ces projets-là que je devrai examiner prioritairement et obligatoirement. Pour les projets communaux, mon intervention est facultative.
Je pense que l'obligation, il faut la situer intelligemment, dans l'intérêt du résultat. Nous faisons actuellement le tour de toutes ces structures et on voit que les portes s'ouvrent très largement. Je note qu'il y a une attente assez générale vis-à-vis d'un accompagnement, même si tous ces acteurs privilégient déjà une démarche de qualité.
Pensez-vous que vous serez consulté par des maîtres de l'ouvrage qui n'ont pas cette obligation légale ?
Je le suis déjà. La commune de Forest m'a invité, dès ma nomination, à participer à un jury dans le cadre d'un contrat de quartier. Hier, une même question m'a été posée à Molenbeek. Je crois que les invitations vont pleuvoir.
Est-ce que vous accepteriez d'êtres consulté par un maître de l'ouvrage privé ?
Oui évidemment. Que représente notre mission dans le total à construire sur Bruxelles ? Autour de 10% à 15% du marché de la construction, hors aménagement de l'espace public. Il est donc clair que nous marquons un intérêt également pour tous les autres champs de travaux. Il y a des pratiques de recherche de la qualité au sein des bureaux privés, il y a des comparaisons de projets. Ce sont des pratiques qu'il faut vraiment développer parce que les notions de consultation et de comparaison des projets, c'est la meilleure solution.
A quel stade de la procédure allez-vous intervenir ? Et pour faire quoi ?
Nous déposerons une note d'orientation à la fin mai. A ce stade, nous avons déjà identifié trois étapes-clés : la définition du programme, qui est l'étape la plus importante, la définition de la procédure et celle du mode de décision. En ce qui concerne le premier point, je pense qu'il est utile que nous intervenions le plus en amont possible pour permettre aux architectes de réaliser leur mission dans les meilleures conditions. Ma volonté est d'intégrer à ce stade de la réflexion tout ce qui, aujourd'hui, figure dans les études d'incidence. C'est, en effet, bien en amont qu'il faut mener ce genre de réflexion.
Irez-vous jusqu'à formuler un avis sur le choix de l'architecte ?
Non, je considère qu'un architecte qui a obtenu son diplôme est potentiellement un bon architecte, mais je crois que les architectes doivent être mis dans de bonnes conditions pour travailler, que ce soit dans le privé ou dans le public. Je vais donc me battre pour cela.
Par contre, les architectes ne sont pas Dieu le Père et ils peuvent avoir une très bonne inspiration pour certains projets, moins pour d'autres. C'est donc là qu'il devient utile de comparer diverses propositions. Au niveau des procédures, je constate que certains apprécient de travailler avec des comités d'avis ou des jurys, d'autres pas du tout. Nous n'allons pas imposer une procédure, mais fixer des points de repère. La procédure négociée me semble toutefois l'option la plus naturelle dans une logique de consultation et de comparaison des propositions. On met toutes les cartes sur la table. Le leitmotiv à retenir est la transparence.
Votre avis est-il contraignant ?
Non, cela n'aurait aucun intérêt. Je me vois avant tout comme un incitateur de qualité. La Flandre, qui a instauré la fonction de bouwmeester il y a dix ans, observe une amélioration générale de la qualité des projets architecturaux sur son sol.
Comment jugez-vous l'évolution architecturale à Bruxelles, vous qui avez revendiqué la création d'un poste de maître architecte ?
Je ne vais pas refaire l'histoire, mais dans les années 60, on a basculé dans le post-modernisme. Le débat s'est cloisonné autour de la reproduction de modèles et l'on se retrouve aujourd'hui au pied du mur. Les résultats ne sont pas probants. Il est cependant faux de dire qu'on n'a aucune beauté architecturale à Bruxelles, mais il faut la chercher à petite échelle, notamment dans les endroits qui ont bénéficié de contrats de quartier.
Nous sommes clairement à un tournant. Le processus de réinterroger les modèles architecturaux remonte à dix ans à peine.
Quelle est l'architecture que vous jugez de qualité ? Donnez-nous des exemples !
Il y a eu beaucoup de projets de qualité dans les années 1930, puis dans les années 1950-1960, avant le creux des années 1980 à 2000. A partir de 2000, on dénombre une centaine de nouveaux projets de qualité. Personnellement, il me semble évident qu'il faut citer en exemple le bâtiment Glaverbel d'André Jacquemin ou le projet de Marc Lacour à côté de l'immeuble P&V, ou encore les projets de Paul Blondel dans le logement.
Pouvez-vous aussi nous citer des bâtiments que vous n'aimez pas ?
(silence)
Je vous pose la question autrement. Pensez-vous que promotion immobilière et qualité architecturale sont des concepts conciliables ?
Les promoteurs ne sont pas responsables du (mauvais) résultat actuel car ils ont simplement suivi ce qu'on leur disait de faire, à savoir reconstruire la ville du XIXe siècle. Aucun réel penseur ne leur a dit de faire autre chose, et je n'ai pas la prétention d'être celui-là, mais je crois qu'une nouvelle génération actuelle de promoteurs et d'architectes est demandeuse d'autre chose que la reproduction de modèles anciens. N'en déplaise à Jean Nouvel...
Même le projet que Michel De Bièvre nous a présenté pour Tour & Taxis, il faut pouvoir l'interroger, se poser les bonnes questions et comparer les propositions. La question essentielle à se poser est la suivante : comment tel ou tel projet va-t-il survivre à l'échelle de l'ensemble du territoire bruxellois ? Pour cela, il faut mettre les cartes sur la table de manière transparente.
Qui établit les modèles ?
Certains penseurs ont fixé des modèles, les administrations les ont imposés et les promoteurs ont suivi. Le résultat est que l'on est allé droit dans le mur. Je voudrais tordre le cou en particulier au concept de mixité. Un concept tellement mal utilisé qu'il fait plus de tort que de bien... On ne met pas d'office les mêmes fonctions avec les mêmes dosages dans tout Bruxelles. Il est absurde d'appliquer la même formule partout car un projet développé au Canal a des répercutions jusqu'au Heysel. On ne précise d'ailleurs jamais de quelle mixité on parle : fonctionnelle, technique, sociale ? Il importe donc avant tout d'équilibrer les choses, ce qui impose la mise sur pied d'une base de données complète.
Nous avons évoqué ce matin un certain nombre de grands projets. Que pensez-vous d'abord de l'esquisse qui circule sur le Net du projet de Jean Nouvel pour la gare du Midi ?
Garantir la qualité architecturale d'un projet ne dépend pas du fait d'aller chercher une star internationale ou non. Quand je lis dans la presse qu'on a laissé carte blanche à Jean Nouvel, je pense qu'il y a un problème au niveau de la formulation de la demande. Je ne connais absolument pas les circonstances de sa désignation et je n'argumenterai donc pas davantage, mais je m'interroge : a-t-on simplement voulu réaliser une prouesse architecturale, sans rien d'autre à côté ? Pour apprécier la qualité d'un projet, il faut poser un certain nombre de questions et obtenir des réponses probantes. De Portzamparc, même chose.
Vous me tendez la perche ! La redéfinition du périmètre urbain de la rue de la Loi projet que vous connaissez bien puisque vous avez présidé le jury vous semble-t-elle réaliste au regard du très grand nombre de propriétaires ? N'aurait-il pas fallu opérer portion par portion ?
Il y avait différentes formules, dont des formules plus concentrées mais elles soulevaient d'autres problèmes. La notion d'étalement semblait finalement la moins pire, ainsi que je l'ai encore déclaré hier soir, lors d'une réunion, aux habitants du quartier et au représentant des propriétaires, Eric de Keuleneer (Credibe). Où est le problème ? 240 000 m2 de bureaux, 110 000 m2 de logements et quelques commerces pour agrémenter le bazar... Tous les membres du jury ont demandé à la Commission européenne, lors des sessions de travail, de confirmer la nécessité d'une telle superficie de bureaux car tout découle de là. La question sous-jacente est de savoir s'il y a lieu de privilégier la mixité dans la rue de la Loi en y mettant autant de logements. A-t-on bien balancé le projet ? Y a-t-il une cohérence globale ?
J'ose espérer, pour ma part, que Christian de Portzamparc a un peu sondé les propriétaires avant puisque l'on parle ici de remembrement dans un intérêt collectif.
Casser l'effet de couloir de la rue de la Loi en créant des ouvertures transversales suppose bien d'abattre certains immeubles et d'en rehausser d'autres. Comment va-t-on indemniser les uns et, éventuellement, distribuer les plus-values glanées par les autres ?
Je le répète : j'imagine que Christian de Portzamparc a pu lancer des pistes de réflexion, qui doivent entrer dans une logique de réglement et de PPAS. Eric de Keuleneer a déclaré, hier, lors de cette réunion qu'il n'était pas a priori opposé au projet mais qu'il faut fixer des règles concernant les plus-values et moins-values.
On dit que le gouvernement prévoit une ordonnance pour la captation des plus-values.
(sourire) J'imagine bien la création d'une coopérative des propriétaires de la rue de la Loi...
Un petit mot encore sur le futur projet de Tour & Taxis.
Dans les représentations qui ont été montrées ce matin, le projet apparaît complètement décontextualisé. J'imagine qu'il y a une raison d'être à ce type de volume, qui a l'air d'être autonome, pour ne pas dire cadenassé. J'entends qu'il y a une ouverture vers l'Entrepôt Royal, mais j'ai quand même l'impression qu'on crée là une sorte de microcosme idéal, qui va devenir un espace public intérieur. C'est le modèle de société aussi qu'il faut réinterroger, avec cette fascination du public pour les espaces climatisés, que l'on a bien connue avec les shopping centers. Sera-t-on ici aussi dans un microcosme complètement artificiel ? C'est un beau débat et il faut le mettre sur la table assez tôt.
On a vu ce matin aussi le projet Premium d'Atenor Group au Canal. Etes-vous de ceux qui disent que donner de la hauteur, c'est densifier la ville et donc avoir une démarche écologique ?
Je ne suis ni pour ni contre les tours, mais j'ai entendu tout à l'heure que l'investissement lorsque l'on construit en hauteur est aussi plus conséquent et j'invite donc à la prudence. En revanche, ce qui a été justement souligné, c'est que ce type de configuration doit s'accompagner d'une politique forte en matière de mobilité. J'aimerais d'ailleurs savoir combien, dans la salle, sont venus ce matin en train et en métro...
Questions dans la salle :
M. Verdussen : Comment jugez-vous le fait que la SNCB a désigné Jean Nouvel sur base d'une procédure de gré à gré ? Alors qu'à mon sens c'est le type de projet ambitieux qui aurait nécessité une consultation.
Comme je l'ai dit tout à l'heure, comment peut-on garantir une qualité architecturale sans consulter plusieurs projets ? Qu'on enlève de la tête de tout le monde qu'aller chercher un grand nom est forcément une bonne réponse. Le modèle Bilbao, on oublie ça pour Bruxelles ! Aller chercher Calatrava à Liège, c'est une chose, mais on ne refera pas la même chose à Bruxelles.
J'aimerais suggérer une consultation intelligente et concertée avec les promoteurs privés, mais j'imagine bien qu'on ne peut pas revenir deux ans en arrière. Je dis aux politiques, et c'est ma force, que ma mission est indépendante de leur agenda. Il est impensable de mettre en jeu 100 ans d'existence d'une ville comme Bruxelles en se fondant sur un agenda d'un an ou de deux ans ! L'histoire ne se gomme jamais, il faut s'appuyer sur les traces de l'histoire pour aller de l'avant.
Xxxxx : La consultation que vous préconisez risque-t-elle d'allonger encore les délais des procédures ?
Il est très clair que le maître architecte n'intervient pas dans le cadre de la procédure des octrois de permis, mais complètement à côté. Si un partenaire privé veut bénéficier de notre accompagnement, je recommande qu'il le fasse en amont du projet. Après, la procédure court indépendamment de nous. Par contre, nous nous rendons déjà dans les différentes structures régionales pour que la parole circule, ce qui pourrait favoriser un raccourcissement des procédures dans le futur. En participant à la réunion d'hier au sujet du PUL, il est possible que l'on ait pu éviter des blocages ultérieurs.